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Stairway to Heaven

23 Juin 2014, 07:45am

Publié par Mika

-Bertrand !

-Quoi ?

-J’ai mal aux pieds !

-Hein ?

-J’te dis que j’ai mal aux pieds !

-Tu fais chier Lili ! On n’a même pas fait trois bornes !

Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai dit oui quand il me l’a proposé hier soir. Un coup de folie sûrement. Ou alors il m’avait droguée pendant le repas. Tant et si bien que me voilà dans une belle galère maintenant ! De toute façon lui aussi il doit commencer à le regretter là de suite! Hier, devant le bon feu de cheminée dans le chalet maternel de mon ami lozérien de souche j’ai accepté une randonnée pédestre ! Oui ! Vous ne rêvez pas ! J’ai bien dit oui à une randonnée pédestre ! Pédestre… A pieds quoi ! Et en plein hiver ! Pendant mes vacances doudoune et chocolat chaud en plus comme une conne ! Et en plus comme par hasard il fait froid, y a du brouillard et un espèce de crachin glacial qui vous perfore la polaire jusqu’à la moelle.

-Je te dis que j’ai mal ! Je dois avoir des ampoules partout Bertrand !

La mine renfrognée l’habitué des sous-bois sombres du mont Lozère me détaille de la tête aux pieds. Je sens bien que sous son bonnet rouge sans pompon il commence à fulminer.

-Tu m’avais pourtant dis hier que tu te sentais de le faire ce petit sentier ! T’es chiante !

-Oui mais tu m’avais pas dit que ça montait autant ! M’exclame-je les jambes en feu.

-Merde ! Je t’ai dit qu’on allait faire les 6 kilomètres de sentier qui mènent au sommet du mont Pentu… ça avait le mérite d’être clair dans le texte quand même non ?

-Ben… Je…

-Bon allez assis toi sur cette souche que je regarde ces pieds !

Ouf ! Enfin il se décide à avoir un peu pitié de moi ! Non mais quel goujat ! ça fait une heure que je trime comme une malade sur son sentier pourri à rouler sur des cailloux pointus entre deux forêts de sapins lugubres et une couverture de nuages de plomb au dessus de la tête. Vraiment je me demande ce que je fous là ! Je suis sûr qu’au chalet ma couette est encore chaude ! Et dire qu’il n’y a pas deux heure j’étais encore douillettement roulée dedans à rêver de sable fin, de mer turquoise et de Georges Clooney en slip de bain… Mais quel gâchis !

-Tu m’avais pas présenté ça comme ça salaud ! Réponds-je en ôtant mes grosses chaussures de marche totalement inesthétiques qu’heureusement qu’on croise personne parce que sinon c’est trop la honte !

-Comment ça ?

-Ben tu m’avais dit qu’on monterait à pieds le joli chemin sur ton mont Perdu…

-Pentu !

-…sur ton Mont qui Pue… et qu’une fois arrivés on y trouverait une petite ferme auberge sympa où on pourrait boire du vin chaud et bouffer un aligot maison !

-Ben oui y a une ferme auberge… Mais en haut, au sommet ! A deux petites heures de marche en suivant ce sentier qui grimpe à flan de montagne ! C’est exactement ce que je t’ai dit hier quand je t’ai proposé cette petite sortie !

Bon… Est-ce que je lui avoue que j’ai lâché la discussion du moment que j’ai entendu les mots ferme auberge, vin chaud et aligot et que donc j’avais pas bien compris qu’il allait falloir escalader à mains nues les falaises rocheuses du mont Ardu, ou bien est-ce que je feins celle qui avait tout compris ?

-J’ai mal Bébert ! Regardes mon pied, je suis sûre qu’on voit l’os ! Me mets-je à gémir limite la larme à l’œil.

Délicatement, il me retire ma chaussette rose, et la jette dans le ravin !

-Hé ! Mais t’es con où quoi ! Putain une chaussette neuve pur nylon !

-Bon… D’abord t’as pas encore d’ampoules. A peine une rougeur. Et ce matin quand je t’ai dit de mettre des bonnes chaussettes dans tes grôles t’avais pas autre chose que ça ? Couine-til en me montrant la deuxième chaussette rose sur mon autre pied.

-Quoi ! Qu’est-ce qu’elles ont mes chaussettes ? Elles sont très bien mes chaussettes !

-Ben justement non ! Quand on va faire de la marche à pied on met des bonne vieilles chaussettes en coton bien épaisses pour éviter les frottements et pas avoir mal ! C’est sûr qu’avec tes chaussettes de midinettes roses 100% plastic dans une heure t’aurais plus jamais eu besoin de t’épiler les pieds !

-Comment tu sais que je m’épile les pieds toi ?... Enfin non !.. Euh… C’est pas ça le problème ! Comment je vais faire maintenant ? J’ai pas pris de chaussettes de rechange moi ?

L’espace d’un instant je me vois les pieds nus ensanglantés errant toute grelottante trempée jusqu’à l’os sur ce sentier boueux dans le froid et l’humidité du brouillard tombant sur la forêt noire et inquiétante du mont Palu. J’ai peur. Pour mes pieds. Fini les tongs en été… Les stigmates de cette errance douloureuse défigureront à jamais la beauté mystique de mes orteils avides de soleil ! Plus jamais je n’oserai porter de sandalettes quand reviendront les beaux jours. Condamnée à d’éternels godillots…

Sur ce Bertrand s’assied à côté de moi sur la souche et retire ses pompes.

-Mais qu’est-ce tu fais ? Fais déjà froid et moche tu vas pas non plus nous imposer tes odeurs ?

-Si on veut arriver à l’auberge avant qu’ils aient fini le service faut reprendre la route Lili… Et sans chaussettes dans tes chaussures tu n’y arriveras pas, je te connais…Tiens je te laisse les enfiler toute seule !

Et voilà qu’il agite devant moi sa chaussette qu’il vient de retirer et qu’il me tend un grand sourire aux lèvres.

-Hein ? De quoi ?

-Ben tu vas mettre mes chaussettes !

-Mais c’est dégueu ! Je suis sûr que t’as sué comme un porc en plus ! Argh putain tu veux ma mort…

-Personne ne viendra te chercher ici Lili. Le chemin n’est pas carrossable donc oublie le SAMU et à cause du brouillard les hélicos ne viendront pas te cueillir… T’as plus qu’à enfiler mes chaussettes, remettre tes godasses et continuer de trotter jusqu’au restau ! Finit-il en souriant de plus belle.

C’est avec des hauts le cœur et quelques spasmes vomitifs que je m’exécute comprenant que si je veux pouvoir mettre fin à ce chemin de croix que le Christ ne m’envierait pas (est-ce qu’il a du enfiler les chaussettes de Judas lui hein ?) il me faut traverser vaillamment cette épreuve…

-Ah mais merde ! T’as raison Bébert ! C’est vachement mieux avec tes grosses chaussettes moches ! C’en est presque confortable dis ! Souris-je satisfaite en tapotant mes pieds nouvellement équipés sur le sol caillouteux Mais toi comment tu vas faire ?

-Ben je vais pas mettre de chaussettes, tant pis ! Il reste à peine trois bornes donc ça ira. J’ai les pieds plus solides que toi !

Quel homme ! Quel courage ! Quelle générosité dans l’effort ! Jamais je n’aurai de cesse de m’extasier devant cet homme ! Que dis-je ? Ce surhomme ! Mais il a intérêt à enlever ses chaussures loin de moi l’infâme ce soir quand on reviendra au chalet ! Dangerosité biologique oblige.

Et c’est ainsi que nous reprîmes notre marche vers les cieux. Arpentant courageusement le sentier dangereux et venteux du mont du Pendu, fendant les épaisses forêts de conifères. Petites silhouettes emmitouflées peinant dans les bois obscures et menaçants. Lui devant en éclaireur et moi derrière fermant la marche.

-Tu penses à quoi ? M’interrompt Bébert en se retournant la voix étouffée par la brume et la forêt oppressante..

-Hein ?

-J’te demande à quoi tu penses ! ça fait bien 5 minutes que t’as pas émis le moindre râle ou la plus infime plainte… donc il doit y avoir un truc qui va pas !

-Connard !

-De quoi ?

-Non rien ! Je me demandais s’ils servent du canard là-bas dans ton auberge pour accompagner l’aligot !

-Ah c’est la bouffe qui te travaille ! C’est bien ! Tu as trouvé une source de motivation ! Je comprends mieux pourquoi tu marches plus vite que tout à l’heure.

-Connard !

-Non j’pense pas ! D’habitude avec l’aligot c’est de la saucisse qu’ils servent !

C’est pas mon jour décidément. Mais je dois avouer que la simple idée d’une bonne assiette aide bien. D’ailleurs quand je pense à l’aligot et au vin chaud la forêt est plus gaie et mes jambes avancent toutes seules !

-Ayé Lili ! On touche au but ! Tu vois la fumée là-bas ?

Du bout de son doigt ganté Bertrand me montre un fin filet de fumée s’élevant au dessus du sentier.

-Oui je la vois mon Bébert ! Je la vois !

Une joie intense étreint mon cœur fatigué. Une nouvelle vigueur irrigue mes muscles endoloris. Cette marche harassante touche à sa fin.

-Dans cinq minutes on sera au chaud devant une table en bois massif à déguster de la charcuterie de campagne !

-Arrête j’en salive !

Sous moi je sens mes jambes accélérer la cadence sur le chemin caillouteux.

-Prépares le porte monnaie ma grande ! Dès qu’on arrive on se paie une eau de vie de genièvre pour te requinquer !

Le porte monnaie…

Je l’ai laissé au chalet… Ça vient juste de faire tilt dans mon cerveau !

-Euh… Bébert !

-Quoi ?

-Je l’ai oublié… le porte-monnaie !

-Hein ?

Stupeur et rage contenue.

-Je l’ai laissé au chalet !

Mes jambes redeviennent d’un seul coup aussi lourde que deux sacs de ciment.

-Mais t’es conne ou quoi ?

-Mais euh… C’est parce que tu m’as dit de pas m’encombrer avec mon sac à main !

-Je vois pas le rapport ! Rage-t-il sûrement tiraillé par la faim pas prête d’être assouvie et une profonde rancœur envers sa coloc adorée.

-Ben il était dedans pardi !

-Bon ben on fait demi-tour alors. On ouvrira une boîte de lentilles pour le goûter puisqu’on devrait arriver dans ces eaux-là. Mais je tiens à dire que t’es vraiment chiante !

Et là, presque au sommet du mont Pentu j’ai ressenti le vent glacial de la culpabilité qui me caressait l’échine. Autour de nous les sapins grinçant sous la bise agitaient leurs branches dans une parodie de courbettes moqueuses comme heureux de me voir redescendre ce sentier maudit.

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