L'ESPACE TEMPS

-Bébert ! Faut que je te parle… Sérieusement ! Assis-toi là, je t’ai commandé un café crème.

Aujourd’hui est un jour un peu spécial : j’ai invité Bébert à me rejoindre devant un e boisson chaude à la sortie de son taf. Ce matin quand je lui ai proposé il a tiqué… C’est vrai que d’habitude quand il sort de ses hauts fourneaux il ne me trouve pas en habits de ville à philosopher dans des cafés branchouilles mais plutôt en jogging mou vautrée dans le canapé à attendre qu’il rentre pour me faire mon repas du soir.

-Ah ! C’est pour jacter que tu m’as dit de te rejoindre au bistro ? On aurait pu faire ça à l’appart !

-Hum… D’abord c’est pas un bistro mais une brasserie grand standing, et faut vraiment que je te parle !

-J’aurais préféré un cognac quitte à se la péter bobo… mais bon ! Un café fera l’affaire ! Râle le bonhomme désespérément hermétique à toute forme d’esthétisme en tirant sa chaise en face de moi et en s’y asseyant lourdement. Vas-y je t’écoute.

En fait il n’a pas tort. Cette magnifique brasserie aux banquettes en cuir et aux laitons rutilants ne fait pas partie de nos habitudes et ne cadre pas avec nos petites personnes faut bien l’avouer. Mais je voulais faire les choses bien, dans les règles ! Pouvoir lui dire le fond de mes pensées dans un cadre chaleureux et pas entourés d’ivrognes qui se seraient foutu ma gueule en postillonnant leurs vannes salaces sur le zinc d’un comptoir dégueulasse. Et donc j’ai choisi ce lieu réputé et douillet pour faire ma déclaration solennelle à mon Bébert.

-Bertrand… Est-ce que tu veux m’épouser ?

Là il est devenu tout blanc et il a vacillé sur sa chaise en me fixant avec des yeux terrifiés comme s’ils avait vu le yéti. Et puis il a commandé une double vodka d’une voix chevrotante.

-C’est une blague Lili ! Tu me fais une blague hein avoue ! C’est pas rigolo de me faire ça tu sais ?

Il en tremble le pauvre. On dirait un gros hamster joufflu qui aurait vu une chatte affamée et seulement séparé de ses griffes acérées par une simple petite table de brasserie art et déco.

Bon… Je ne sais pas trop comment prendre sa réaction. Il me semble que je devrais théoriquement me vexer, lui jeter son cognac en travers la figure, lui lancer mon zippo allumé dessus, et ensuite lui bourrer le ventre de coup de pompes pendant qu’il se roulerait au sol le visage en feu.

-Non c’est pas une blague !

Là il vient de gober son café cul-sec et cherche fébrilement du regard la vodka qui ‘est pas encore arrivée. C’est donc mort pour le bûcher improvisé… Va falloir que je trouve un autre moyen de soigner son manque de tact. De toute façon j’ai oublié mon zippo à l’appart et il m’aurait fallu aller mendier des allumettes au pingouin de service.

Oh la vache ! Comment il est blême ! Ses mains… On dirait qu’il a la tremblante !

-Hé calmes-toi Bébert ! Laisses-moi t’expliquer tranquillement !

-Mais… Mais… Comment… Je… Nous… Non ! NON ! J’veux pas !

-Serveur ! Elle arrive cette vodka ! Hurle-je en direction du comptoir. Détends-toi Bébert !

Je l’ai jamais vu comme ça mon gros ours. D’habitude si calme, posé et un peu grincheux… Là il ressemble à un gros sanglier affolé cerné par un incendie de broussailles et qui ne sait plus où se cacher. Il me fait presque pitié

-Bon… Ecoutes Bertrand ! On vit dans le même appart, on mange ensemble, on fait les courses ensembles, tu connais ma mère, je connais la tienne, on s’entend bien ! Alors pourquoi on se marierait pas hein ? On prend même nos vacances ensemble même si la Lozère je trouve ça chiant ! T’as vu ? J’en suis même à faire des concessions ! Comme dans un vrai couple ! Manque que le mariage…

-Mais… Euh… Mais… T’es folle ! Je… C’est…

Il est rigolo quand il est comme ça ! C’est rare quand il perd ses moyens ! J’aurais du prendre l’appareil photo pour immortaliser la scène et le mettre sur facebook tiens !

-Y a pas de mais Bertrand ! On est fait l’un pour l’autre ! On continuera comme avant mais en étant mariés. On ira passer nos vacances dans ton chalet en rondins là-bas au pied du Mont Moncher. Je te tricoterai des pulls au coin du feu tandis que tu me prépareras des aligots maisons après avoir réparer mes skis de fond.

Mais quel tête il fait dis-donc ! Je ne l’imaginais pas capable d’une telle perte de sang froid le pauvre. Pourtant le projet a du bon non ? Une retraite en amoureux au fin fond de sa cambrousse au milieux des ours bruns…

-Mais on couche même pas ensemble ! Lance-t-il dans une ultime tentative d’échapper aux menottes maritales.

-Et pourtant on s’est quand même réveillés dans le même plumard tous les deux à plusieurs reprises après des soirées alcoolisées ! Que je lui retorque en redressant le buste et par la même ma poitrine. Donc on a forcément consommé dans tous les sens du terme quand même !

Il a arrêté de trembler. L’information commence à être digérée dans son cerveau fatigué.

-ça t’en sais rien ma grande ! répond-il narquois. A chaque fois tu tombes avant moi… Et si quand tu te réveilles tu me trouves à tes côtés c’est juste que je me couche avec toi pour veiller à ce que tu ne t’étouffes pas dans ton vomi !

Ah !Le salaud ! Mais quel enculé celui-là ! Moi qui m’imaginais qu’il m’enlaçait tendrement de ses bras puissants, profitant de nos états d’ébriété prononcés pour me distiller cet amour caché par la raison et que seul l’alcool dévoilait… En fait il me tenait juste les cheveux pendant que je gerbais dans la bassine…

-Mais tu tiens un peu à moi quand même hein ?

-Ben oui ! Répond-il finalement rassuré d’avoir repris le contrôle de la discussion. Mais de là à se marier… Quand même Eliane ! Tu as picolé toute la journée ou quoi ?

-Non Bébert… Mais je pensais que c’était une possibilité ! J’ai fait une croix sur Lemmy et tous les autres alors pourquoi pas toi ?

Il pose à présent sur moi un regard compatissant que je n’aime pas du tout !

-Serveur ! Brame-t-il au pingouin qui ne sait plus comment considérer ces clients particuliers. Un chocolat chaud réconfortant pour la dame s’il vous plaît !

-Pfff... Mais pourtant tout collait ! Regardes : je m’entends super bien avec Mordred ton neveu ! On aurait pu l’adopter à la mort de ta conne de sœur et partir tous les trois en vacances dans ta bicoque en Lozère.

-Merci pour ma sœur elle va très bien.

-On aurait joué à la petite famille idéale comme sur les photos dans les catalogues !

-Tu serais pas entrain de nous faire une déprime toi ?

-Bertrand… J’ai envie de me poser ! D’avoir ma petite famille ! Ma petite vie ! D’être normale !

-Tu débloques Lili ! Tu me fais peur là… Qu’est-ce qui ne va pas ?

-Rien Bébert ! C’est juste que…

-Si ! Y a un truc qui ne va pas ! Encore hier tu nous prévoyais une soirée Tarantino/kebab/bières pour vendredi et là tu me causes mariage, repas de famille et nouvel an au champomy ! Y a un truc qui cloche… Il s’est passé quelque chose ces derniers temps ? Tu as subi un choc émotionnel ?

Attention l’ours psychologue entre en action ! Je vais avoir droit à ma petite analyse gratuite. Mais au fond je crois bien qu’il n’a pas tort ! Pourquoi est-ce que je refuserais d’un seul coup une soirée avec Vincent Vega et son gros pistolet pour me mettre à fantasmer sur Charles Ingalls ? Pourquoi j’irais tricoter des pulls dans le trou du cul du monde alors que rien qu’une carbonara relève de l’exploit pour moi ? Y a un truc qui cloche dans ma tête, il a raison !

-Ben… Euh… Non ! Je crois pas !... Enfin si !

-Ah vas-y raconte !

-Ma mère m’a téléphoné hier matin…

-C’est un début d’explication plus que convaincant ! Ta mère est ton plus grand traumatisme…

En plus il me connaît jusque dans mes tréfonds les plus intimes !

-Elle m’a invité à venir passé les vacances d’hiver avec elle et son « nouvel ami » à sa maison de campagne puisque je suis toujours célibataire à quarante balais et que je n’ai décidément rien de mieux à faire que venir prendre soin de ma chère maman ! Ce sont ses mots…

Et là il me sourit le sagouin… Putain mais oui je comprends mieux ! Ce désir insensé d’échapper…

-Ouais t’as raison Bébert ! Oublie le mariage, j’ai bogué !... Par contre je peux quand même venir avec toi en Lozère pour ces vacances ?... S’il te plaît !