L'ESPACE TEMPS

-Bébeeeeert !

Rhaaa mais où il est encore passé celui-là ! C’est pas possible ça de disparaître à chaque fois que j’ai besoin de lui !

-Bébeeeeert ! Où-t’es ! M’époumone-je. J’en est trouvé un beau là et je ne sais pas s’il se mange ou pas !

Et oui ! Vous ne rêvez pas ! Moi, Eliane, citadine invétérée amatrice de grasses matinées cuitesques, adepte des week-end matin croissants confiture au lit à 11h, me voilà un samedi à l’aurore, 9h30 précises, au milieu d’un bois humide en plein mois de novembre en train de chercher des champignons !

Oui oui ! Je ne suis pas en train de finir ma nuit enroulée sous ma couette douillette comme d’habitude mais belle (faut le dire vite, je me suis pas non plus maquillée pour les sangliers quand même !) et bien en train de gambader dans la forêt touffue au petit matin à gratter la mousse, les doigts dans l’humus, transie de froid dans ma doudoune rouge, à la recherche de précieux et délicieux mycètes !

-Pas la peine de bramer ! J’suis là !

Ah oui effectivement ! Je l’avais pas vu derrière son buisson de houx.

-Bon alors vas-y ! Montre-moi la bête !

Fièrement je montre à mon coloc expert es moisissures des bois un magnifique champignon mauve qui sent bon l’anis.

-Non Lili ! Celui-là l’est pas bon ! A moins que tu souffres de constipation chronique et qu’une bonne courante ne te fasse du bien !

Bon… Encore raté ! J’ai vraiment pas de pot avec les champis. Chaque fois que j’en trouve un faut qu’il soit ou vomitif, ou mortel, voire les deux dans d’atroces douleurs !

Ca fait bien une heure qu’on galère dans les bois et j’ai encore rien trouvé de bon à mettre dans mon joli panier en osier. Tiens d’ailleurs en parlant de panier…

-Dis Bébert ! Tant que je t’ai sous la main et avant que tu ne disparaisses à nouveau derrière un sapin ! Pourquoi que tu les mets dans un sac plastiques tes champis ?

-Qu’est-ce tu me causes encore ? Râle-t-il en se penchant pour ramasser les restes d’un beau spécimen que je viens d’écraser.

-Et bien hier quand tu m’as annoncé que tu m’emmenais ramasser des champignons je suis allée me documenter sur internet ! Pas folle la guêpe !

-Et ?... Tu es tombée sur le site des ramasseurs nudistes de Fontainebleau ?

-Nan andouille ! Les forumeurs sont formels ! Pour la cueillette rien ne vaut le panier en osier : il permet aux champignons ramassés de respirer et de ne pas s’écraser comme dans ton vilain sac plastique ! Réplique-je en faisant ma maligne. Et en plus ça fait vachement plus authentique !

Sourire en coin du bonhomme.

-Avant de me donner de leçons commences déjà à en trouver des champignons ! Parce que là (coup d’œil dans mon panier désespérément vide) je crois que tu fais chou blanc !

-Ah ouais ? Parce que toi peut-être tu as fait mieux ? Lui réponds-je pleine de défi avant de poser les yeux sur son cabas de superette aux flans ronds et tendus par les kilos de champignons qui s’y cachent…

-Bon j’ai rien dit… Me résigne-je en l’ayant bien amer.

-Plus sérieusement le panier c’est sympa quand le terrain est plat… Se met-il à m’expliquer le plus sérieusement du monde. D’ailleurs j’aime pas quand il prend ce ton de prof de maths. Par contre sur les pentes, avec les ronces et tout ça c’est pas bien pratique ! C’est pour ça que je préfère un bon sac plastique un peu épais. C’est plus maniable et ça se renverse moins facilement en cas de chute !

L’information entre dans mon cerveau congestionné par le froid de l’automne et y réside quelques instants… Pentes… Ronces… Chutes…

-Hein ? De quoi ? Ca veut dire quoi ça ? Que tu vas me traîner dans des talus impénétrables et dangereux ?

-Oui ma grande ! Sourit-t-il niaisement. C’est dans les endroits inaccessibles qu’on a le plus de chances de trouver les bons champignons !

-Ah oui mais pourquoi ? C’est vicieux à ce point là les champis ?

C’est vrai quoi ? Pourquoi qu’ils ne pousseraient qu’au milieu des ronces où sur des pentes inaccessibles et pas sur terrain plat et dégagé ? Ne me dîtes quand même pas que ces corps spongieux et gluants sont pourvus d’une intelligence qui les amènerait à prospérer seulement dans des endroits pas possibles et dangereux pour ma santé !

-Mais non ! Soupire Bébert l’air blasé. C’est juste que la cueillette des champignons dans la région c’est un sport de vieux…

-Et bien merci pour l’info ! Le coupe-je brutalement ! T’as qu’à dire que je sens la naphtaline aussi tant que tu y es !

-Laisse-moi finir s’il te plait !... Donc j’disais qu’ce sont surtout les vieux qui viennent les ramasser dans l’coin. Et donc les endroits un peu compliqués d’accès ben en général ils y ont pas été rapport à leurs vieux os, l’arthrite, les rhumachins et tout le tralala du troisième âge ! Et c’est donc là qu’on a le plus de chances d’en trouver vu que personne n’y va ! Tu piges là ?

-Oui !

-Mais rassures-toi j’ai pris ma machette !

-Couillon !

Sur ces bonnes paroles le Bébert tourne les talons et regagnes son coin de bois. Pas la peine de se marcher dessus qu’il m’avait dit ce matin en arrivant dans la forêt obscure et inquiétante. « Vaut mieux se séparer comme ça on est plus efficace ! » qu’il m’avait déclaré solennellement… Bien que je le soupçonne d’avoir mis au point cette tactique pour éviter de subir mes jérémiades comme quoi il pèle, c’est humide, ça pue, ça pique, ça fait mal aux jambes, etc !

Bon c’est pas tout ça mais si je ne veux pas encore passer pour une imbécile va falloir que j’en trouve quand même quelques-uns ! Il est donc temps de sortir ma botte secrète ! De sous ma doudoune j’extraie délicatement une série de feuillets agrafés. Hier au soir, après avoir surfé sur des forums de champignophiles j’ai pris soins de me faire des sorties imprimantes des principales variétés de champignons comestibles avec photos couleurs afin de pas me planter. S’il vous plait !

Oh mais tiens ! D’ailleurs là celui-là il me semble le reconnaître !

Effectivement, à un petit mettre de moi, émergeant délicatement de la mousse une petite corolle grisâtre me nargue sournoisement.

Compulsivement je feuillette mes fiches à la recherche de la photo adéquate. Pas facile avec les doigts gourds et la goutte au nez !

Ah je t’ai mon coco ! Alors tu t’appelles… Craterellus cornucopioides !... Oh con ce nom ! Le mec qui lui a donné ce blaze devait être sous LSD !... C’est pas possible des noms pareils ! En tout cas ça concorde ! Champignon en forme d’entonnoir, peu charnu, de couleur noire à grisâtre de petite taille. Excellent comestible malgré sous aspect assez peu attirant… Ah bon ? Parce qu’il y a des gens qui trouve ça attirant ? C’est mou gluant et ça pue… Je comprends pas tout là… Enfin bon… Au moins j’en ai trouvé un ! Délicatement je le tiens entre mes doigts et je lis sa petite fiche descriptive. Cette espèce répandue pousse en groupes abondants sur de petites surfaces… Oh ! S’il y en a un y en a plusieurs alors ! Ah oui ! J’en vois d’autres !... Et ben ! C’est Bizance ma Lili !

Toute fière je ramasse ces magnifiques spécimens excellents dans les plats en sauce ou dans les potages pour les poser délicatement dans mon panier. Mes premiers champignons ! Ce ‘est pas peu dire si j’en suis particulièrement fière !

-Bébeeeert ! Hurle-je. T’es où encore !

-Quoi encore ! Râle-t-il cette fois un peu plus loin derrière un chêne.

-J’en ai trouvé plein… Et cette fois je sais qu’ils sont bons !

Silence dans la forêt. Même les piafs se sont tus. J’imagine l’air ahuri de Bébert accoudé au tronc humide de son arbre.

-C’est des Craterus Cornupipides ! Lance-je en refaisant ma maligne.

-Des quoi ?

-Des Craterus Cornurupides !

De nouveau un lourd silence s’abat sur les bois sombres.

-Bon… Bouges pas j’arrive !

Crissement des feuilles mortes sous le pas lourd et énervé d’un Bébert qui à mon avis commence à saturer de la cueillette avec moi.

-Fais-moi voire ça ! J’ai pas envie de mourir d’une intoxication à cause de toi ! Lance-t-il en arrivant à mes côtés.

Fièrement je lui tends mon panier où repose la poignée de Cratéromachins.

-Des trompettes des morts. Lâche-t-il comme s’il s’agissait d’une poignée de graviers.

-Qu’est-ce que tu racontes ! Ma fiche internet est formelle ! Ce sont des Cratétrucs là ! M’exclame-je en lui fourrant le feuillet sous le nez avec photo à l’appui. C’est pas ta trompette des macchabées là tu le vois bien ! Il est mangeable celui-là ! Excellent en sauce même qu’ils disent !

C’est qu’il commence à me gonfler le gros là ! Qu’est-ce qu’il a à toujours trouver mes champis pas bons ! De la jalousie ? Si ça se trouve depuis ce matin j’en ai trouvé plein de bons mais il me les a fait jeter parce qu’il veut me faire passer pour l’andouille qui revient bredouille !

-T’énerves pas ! Oui ils se mangent !... Ce sont des trompettes des morts ! Enfin c’est leur nom courant quoi !

-Hein ?

-Ben oui ma Lili… Les champis on leur donne toujours un petit nom. C’est plus pratique à retenir !

-Mais pourquoi trompettes des morts ? S’il est bon pourquoi ce nom qui pousse pas à la confiance alimentaire ?

Je ne pige plus rien là. Alors en plus si les initiés donnent des noms morbides aux bons champignons j’ose pas imaginer ce qu’il en est de ceux vénéneux ! Peut-être un langage secret qu’ils utilisent entre cueilleurs ? Enfin bref c’est quoi ces histoires de noms à la con qui correspondent pas à mes fiches ?

-Ca j’en sais rien ma grande ! Mais les surnoms sont plus simples que les blazes compliqués de tes papiers ! Quoique…

-Comment ça quoique ? M’inquiète-je d’un coup.

-Ben les noms varient même en fonction des patelins ! Tu vois ton cratéromachin, je l’appelle trompettes des morts, mais y en a qui l’appelle aussi trompettes des maures (comme les arabes si tu préfères) ou bien encore chanterelle grise ! Enfin voilà quoi…

-…

Je reste bouche bée devant la taxonomie supra complexe des champis. Tout ça pour des trucs qui ne sont même pas forcément bons et qui sentent le moisi !

-Mais alors les deux heures que j’ai passé hier à sortir ces putains de fiches elles servent à rien ? M’interroge-je à haute voix un peu honteuse. J’ai perdu ma soirée alors qu’il y avait Koh Lantha à la téloche et un pack de bière au frais ?

-En gros oui! Répond-il en souriant même si la remarque ne lui était pas adressée. Mais les photos sont sympas, tu peux t’en servir pour les reconnaître à la limite.

Bon. Je l’ai mauvaise là. D’un geste de la main agacé je fais comprendre à Bébert qu’il peut retourner dans son coin et me laisser ruminer en paix. Y a des jours où j’ai la certitude que si je n’aime pas la nature elle aussi ne m’aime pas et me le rend bien. Les petits oiseaux qui piaillent gaiement et te chient sur la doudoune, les belles mûres juteuses et les ronces allant avec qui te lacèrent les bras et les mollets pire que des barbelés, l’humus aux puissants arômes suaves et glissant de sa race à s’en péter le cul sur des branches cassées, les belles toiles d’araignée constellée de perles de rosée que tu prends dans la figure parce que tu l’as pas vu à mater le sol tout le temps… Enfin bref la forêt aux champignons magiques j’en ai un peu ma claque ! En plus avec toutes ces conneries et mon super sens de l’orientation je serai incapable de retourner seule à la voiture attendre au chaud que Bébert ait fini sa cueillette !La matinée va être mémorable je le sens…

Et puisque c’est comme ça, rien que pour faire chier les esprits farouches de la forêt, je vais toutes te les ramasser ces trompettes d’arabes !