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Le Mont Moucher (Lozère) 2

22 Juin 2014, 12:49pm

Publié par Mika

Je repense à elle.

La bête.

La bête du Gévaudan.

Assise dans le fauteuil en bois face au feu de cheminée qui brûle doucement je lis attentivement les exploits sadiques de ce monstre sanguinaire qui si ça se trouve court encore entre les sapins de la forêt épaisse et inquiétante autour de la maison.

Pour information, et ça je le tiens du bouquin que j’ai entre les mains, cette bête attaquait et dévorait essentiellement de jeunes enfants gardant les troupeaux ou des femmes âgées isolées. Je suis âgée, j’ai la quarantaine. Je ne vous dirai pas combien exactement car malgré les apparences je suis une dame ! Et puis surtout je suis isolée… Là toute seule assise dans la petite maison dans la montagne. Abandonnée à la merci de ses griffes acérées, de ses crocs jaunes et de son appétit insatiable de chaire féminine…

Une fois Bébert parti seul dans la neige tel le brave esquimau solitaire chasseur de phoque dans les étendues immaculées de sa Lozère hivernale, une fois que sa petite silhouette boudinée dans sa grosse parka jaune fluo eut disparue entre les troncs noirs de la forêt de sapins, j’ai trouvé l’antique bibliothèque qui trônait dans le salon. Vieux bouquins poussiéreux rangés en vrac sur l’étagère ornée de trucs ramassés dans les bois. Cristal de roche, bois de cervidé, grosse boule de feutre gris, faudra d’ailleurs que je demande à Bébert ce que c’est que ce truc, et autres incongruités dont j’ignore l’origine en bonne citadine ! Alors pour tuer le temps et patienter jusqu’au retour du sac plein de victuailles j’ai décidé de bouquiner.

Livre sur les champignons. M’intéresse pas.
Livre sur l’origine historique de l’aligot et autres recettes traditionnelles. M’en fous. L’aligot je l’achète au rayon surgelé.
Livre sur les maquis résistants du Mont Moucher. C’est pas ma tasse de thé.
Livre sur les exploits de Caroline et ses amis à la plage. J’ai hésité mais ai estimé que la vue du sable fin, des serviettes de bains et de la mer bleue turquoise me plongeraient de trop dans une déprime malsaine.
Livre sur la faune et la flore de la Lozère. Sûrement utile si jamais Bébert ne revient pas, occis et désossé par un ours blanc, et que je me retrouve seule à devoir survivre ici en attendant les secours. Je l’ai mis de côté au cas où.
Livre sur la bête du Gévaudan. J’ai choisi celui-là faute de mieux. Et puis je voulais savoir si Bébert m’avait pipeautée ou pas.

Il ne m’a pas pipeautée.

Elle a bien existée. Les registres de décès de l’époque sont formels.
Et elle n’a jamais non plus été vraiment identifiée !

La neige étouffe les bruits. C’est bien connu. Et puis le brouillard aussi. Et comme si j’aimais me sentir seule dans le silence d’une forêt oppressante et dangereuse où court un monstre assoiffé de sang de quadra, cette foutue brume a décidé d’envahir les bois pour noyer un peu plus mon refuge dans un silence lugubre.
Debout derrière la vitre, enroulée dans mon plaid orange qui sent le feu de bois, le livre serré contre ma poitrine, je contemple la peur au ventre la neige qui recouvre le chemin. Les traces de Bébert et ses skis de fonds s’éloignent de la maison et se perdent dans les vestiges du sentier qui s’enfonce dans la forêt.

Reviens vite Bébert, reviens vite ! Me laisse pas toute seule ici sinon je vais mourir et lorsque le dégel gagnera son combat contre les rudesses de l’hiver lozérien et que peu à peu la végétation de mousses et de lichens percera la croûte de neige, on retrouvera ma dépouille momifiée par le froid prostrée devant une cheminée éteinte…

Dehors les troncs noirs aux branches couvertes de neige s’estompent peu à peu dans un brouillard cristallin. Le thermomètre cloué sur le montant extérieur de la fenêtre m’indique que la température chute. Si Bébert ne revient pas d’ici demain et si d’ici là le temps se fait plus clément je prendrai mon courage à deux mains, ma grosse veste polaire et partirai à la recherche de son corps pour lui offrir une sépulture décente. Oui mais non ! Les bêtes sauvages de toute façon se chargeront de faire disparaître ses restes congelés ! Je ferai mieux de rester à l’abri en attendant l’hélico des secours…

Bon il fait quoi là ça fait deux heures qu’il est parti ! J’ai refermé le bouquin sur l’affreuse bestiole du Gévaudan. Je n’ai pas envie de faire des cauchemars. Et depuis j’arpente le plancher usé de la cabane attendant fébrilement le retour du Bébert et surtout du sac de bouffe !

Midi approche et j’ai les crocs ! Ce ne sont pas la sardine à l’huile de la veille et les deux biscottes sans sel de ce matin qui vont me permettre de faire le gras nécessaire à la survie dans ce pays de l’extrême !

Engourdie par le froid et la faim je décide d’aller me dégeler les harpions devant la cheminée. Après tout je n’ai pas besoin de rester devant la vitre ! Si quelqu’un, ou quelque chose, arrive, vu le silence alentour, mon ouïe aguerrie et mystérieusement affinée par la peur saura me prévenir de tout danger ! Et puis de toute façon je suis armée ! J’ai trouvé la lourde hache à fendre les bûches et les crânes des « bêtesdugévaudan » !

Et merdeuuuh ! Je constate avec consternation que le dernier morceau de bois que Bébert avait glissé dans l’âtre finit de se consumer en de petites braises rouges.
Je n’ai pas fait gaffe pendant mes lectures et paf ! J’ai laissé le feu s’éteindre. Et comme par hasard pas la moindre bûche ou branche morte dans le panier prévu à cet effet.

Armée de ma hache je regarde la chaise en bois bien sec de Bébert. Après tout, si les loups ont eu sa peau il n’en aura plus besoin ! et puis le bois est épais, il devrait bien brûler !
Finalement non ! J’épargne le siège de mon ami. On ne sait jamais… s’il survit à l’attaque des sangliers affamés, qu’il retrouve le chemin de la maison et qu’il voit en arrivant qu’il manque des chaises, des lattes du plancher familial ou bien le sommier de son lit il risque de tiquer.
Donc telle une concurrente d’un Koh Lanta du pôle Nord je vais devoir sortir dans le blizzard pour chercher du bois et rallumer le feu. La réserve est derrière la maison. Dehors.

Waouh ! Y meule sévère !
Un vent glacial vient frapper les quelques centimètres carrés découverts de peau que laisse apparaître l’immonde « cagoule qui gratte vert caca d’oie » dénichée au fond d’un placard.
Avant de sortir j’ai enfilé ma combinaison de Ski rouge, mes après skis en moumoute de mammouth, une bonne paire de moufles à pompons et l’hideux couvre-chef précédemment décrit. De mes mains tremblantes de froid et d’appréhension je tiens, comme je le peux, la lourde hache brandie devant moi, prête à tuer la bête qui j’en suis sûre à des vues sur mes cuisseaux savoureux.
Mes jambes s’enfoncent dans la neige molle qui craque et grince sous mon poids de jouvencelle. La réserve de bois est derrière la baraque. Il me faut longer les murs de bois. Dans le silence alentour j’ai l’impression d’être aussi discrète qu’un éléphant rouge dans un champ de polystyrène. Je sens les yeux de la forêt lugubre suivre mon calvaire. Je tremble de plus en plus.

Une fois devant le tas de bois bien rangé sur deux mètre de haut je comprends enfin que le panier où Bébert pose les bûches à côté de la cheminée n’est pas que décoratif. Il s’en sert aussi pour amener le bois. Car je constate avec effroi que chaque morceau est très gros pour mes petits bras délicats de femme de la ville, et que, si je veux en ramener ne serait-ce qu’un il me faudra lâcher mon arme. Et ça il en hors de question ! Et puis quoi encore ! Je vois déjà les titres dans les journaux : « Les secours retrouvent son corps dévoré. Elle tenait serrée contre elle une bûche… »

Non ! Il doit y avoir un autre moyen !

Ayé ! J’ai une idée !

Le haut du tas de bois étant trop élevé pour moi je retire délicatement une bûche du milieu. Le reste du tas se met à grincer et à vaciller mais tient bon.
Je la soupèse. Elle est lourde mais devrait faire l’affaire.

A la une ! A la deux ! A la trois !

Han !

Je jette la bûche aussi loin que je peux, la hache toujours à portée de main. Yes ! A peu près deux mètres ! J’en choisis une autre de même calibre et réitère l’opération.
En les envoyant successivement ainsi devant moi une par une j’arriverai ainsi à avancer jusqu’à la porte tout en gardant précieusement mon arme à proximité. Sécurité oblige !

J’en prends une troisième au milieu du tas qui bouge dangereusement. Ce sera la dernière. Je n’ai pas envie de mourir écrasée sous un tas de bûches. Ce serait trop con !

« Les secours retrouvent son corps dévoré. Elle était coincée sous un tas de bûches écroulé… »

D’ailleurs j’ai bien fait de pas insister parce qu’il vient de s’écrouler. Je rejoins donc mes trois bûches enfoncées dans la neige.
Bon ! Maintenant faut rentrer.

La tâche est harassante. Dans ma combi de ski je suis trempée de sueur malgré le froid ambiant. De petites stalactites de glace me pendent sous les narines et sur les sourcils épilés.
Plus qu’une séance de jets et j’arriverai sur la façade côté porte. Alors que je saisis la première bûche un bruit attire mon attention. Ca vient du côté caché par le mur !

Un animal galope silencieusement dans la neige vers moi !

La bête !

Je suis cuite, elle va me bouffer toute crue !

La hache ! La hache… Pas le temps de la ramasser ! Je brandis la bûche en tremblant. Les bruits de course se rapprochent. Je sens déjà le souffle acide du monstre. Ces halètements… Au mon dieu ces halètements ! Elle là ! Elle me veut !

Non Eliane ! Défends ta peau ! Dès que son museau dépasse le coin du chalet tu jettes la bûche et tu lui éclates sa sale gueule de monstre ! Et te loupes pas sinon tu vas finir croquée par la méchante bête du Gévaudan !

La gueule fumante apparaît. Dans un réflexe de survie mon corps se détend comme un élastique trop tendu. La bûche s’envole…

J’ai à peine le temps de voire les yeux noirs étincelants de haine, les crocs pointus et menaçants, le petit collier rose autour de son cou massif, que la bûche s’écrase sur sa tête lourdement.

Petit collier rose ?

La bête couine et disparaît en courant.

Je l’ai vaincu. Un sourire de joie de vivre barre mon visage empourpré par l’effort. J’ai vaincu la bête !

Un petit collier rose ?

Je n’ai pas le temps de réfléchir plus que j’entends une voix chevrotante s’écrier dans la brume.

« Kika ! Kika ! Qu’est-ce qu'il t’arrive ma chienne ? Reviens voire maman… Mais mon dieu… mais tu saignes ! »

Kika c’est le labrador de la maman de Bébert. La vieille dame est venue nous rejoindre au chalet mais a du laisser son 4*4 plus loin sur le chemin car un sapin tombé bloque la route. Ce qui explique que je ne l’ai pas entendu arriver. Elle nous amène quelques plats délicieux dont elle a le secret pour qu’on puisse se repaître avant d’aller faire les courses et de s’installer correctement. Et elle ne se déplace jamais sans sa chienne qui venait nous faire la fête.

Je suis sauvée. Les secours viennent d’arriver.

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